Des Egyptiens que j’ai connus à Paris : Tawfiq al Hakim ( 1)
Les causeries de vendredi à Paris
Des Egyptiens que j’ai connus à Paris : Tawfiq al Hakim ( 1)
J’ai connu ce grand homme de lettres au Caire lorsque j’étais étudiant puis assistant à la Faculté de langues . C’est le professeur de littérature anglaise, le Dr Ramses Awad frère du célèbre penseur Louis Awad, qui m’a présenté à lui, dont je parlerai plus tard dans ces chroniques. Puis la relation s’est renforcée chaque été à Alexandrie où nous nous rencontrions au café "Les Champs-Elysées" à Sidi Bichr, avec Naguib Mahfouz, le grand homme politique Wafdiste Ibrahim Farag, l'écrivain Tharwat Abaza, et le cinéaste Hassan al Imam . Ce café avait été choisi après la démolition du café Petrou qui fut le QG d'été . "Champs Élysées"était ce le signe de l'imminence de notre aventure française .
Durant la préparation de ma thèse sur sa littérature, je le rencontrais soit chez lui sur le Nil de Garden City, soit au journal Al-Ahram. Puis j’ai été envoyé à la Sorbonne pour le Doctorat . Sur ces entre faits, mon ami , le grand cinéaste et journaliste, Youssef Francis se trouvait à Paris pour réaliser son film « Un oiseau d’Orient » (tiré du célèbre roman biographique homonyme de Tawfik Al-Hakim )avec Nour al- Charif dans le rôle d’al Hakim et Tawfik al Hakim lui-même qui fait une apparition rapide et intelligente dans le film.
Je peux presque affirmer que durant les années où je fréquentais al Hakim en Egypte, j’ai vu en lui un homme sympathique avec une mine renfrognée la plupart du temps. Je ne l’ai vu sourire qu’au café Danton proche du théâtre de l’Odéon dans le Quartier latin, où se passe son histoire d’amour avec la guichetière du théâtre, qu’il raconte dans « Un oiseau d’Orient ». Al Hakim est passé alors qu’il avait dépassé quatre-vingts ans, de la morosité de la vieillesse à la joie de la jeunesse dans les rues du Quartier latin. Les fatigues endurées avec sa série d’articles dans al Ahram (« Conversation avec Dieu ») s’étaient converties en batailles qui furent peut-être les dernières grandes batailles intellectuelles en Egypte (je parlerai ultérieurement de la controverse sur son dernier livre anti-Nasser « la conscience retrouvée »). Il me demandait si j’avais écrit une réponse en son nom à la jeune écrivaine saoudienne Ruqiya Hamoud al Chabib qui avait envoyé une lettre magnifique pour le soutenir (j’y reviendrai). Il était déçu par le climat intellectuel dans notre pays. Un jour, il se retourna alors que nous étions sur la Butte Montmartre, le quartier des artistes surplombant la ville, comme le Moqattam surplombe Le Caire, et me dit : « Tu connais la différence entre eux ((les Français) et nous (les Egyptiens "? ». Et comme je le regardai perplexe, il répondit : « Tu vois les toits des maisons de Paris sous nos pieds ? La différence est là ». Et comme ma perplexité augmentait, il dit en souriant et avec regret : « Sous chaque toit de ces maisons, il y a un cerveau qui pense différemment de celui qui habite sous le toit voisin ». Une autre raison de la tristesse d’al Hakim était les sommes énormes que touchaient les joueurs de football, tandis que les intellectuels et philosophes vivaient parfois au jour le jour. Nous retournâmes au café Danton et le voilà qui revient à nouveau au sujet des joueurs de football, affirmant : « Tu connais la différence entre un sportif et un philosophe ? ». Je ne voyais pas le rapport entre les deux, il le sentit et dit : « Tu peux devenir un sportif excellent, par l’entraînement quotidien et l’alimentation correcte, mais tu ne peux faire un philosophe que par ce qu’il y a de mieux dans la civilisation de son peuple, et l’esprit de sa nation. C’est pourquoi, tu peux faire un excellent sportif chaque année, mais tu ne peux faire un penseur qu’après des générations successives ». Que Dieu fasse miséricorde à Tawfiq al Hakim.